Travailler en création numérique : évolution des métiers graphiques 2D-3D et enjeux de formation
Par SYNTHÈSE - Pôle Image Québec
2021-12-01
Par SYNTHÈSE - Pôle Image Québec
2021-12-01
Cette section présente les changements technologiques qui affectent à la fois les effets visuels et/ou l’animation, le jeu vidéo et les expériences numériques immersives.
Certaines innovations ont des impacts qui sont ressentis de façon semblable dans l’ensemble de l’écosystème de la création numérique, autant du côté des professionnelles et professionnels que de celui des enseignantes et enseignants de cégep et de premier cycle universitaire. À titre d’exemple, plusieurs répondantes et répondants identifient l’accélération de la vitesse de travail et l’efficacité accrue comme des objectifs des changements technologiques, qu’il s’agisse de l’automatisation (voir Lockyer 2021; Foundry 2020; Cutean et al. 2019, 14; Pennington 2019), de l’infonuagique et des réseaux 5G (voir Bell et Marchand 2021; Gwertzman 2020) ou encore des moteurs de jeux permettant de rendre les images en temps réel (voir KPMG 2017, 14).
Deux catégories d’innovations sont traitées plus en profondeur dans cette section : l’intelligence artificielle (4.1.1.) et l’usage grandissant de captures et d’objets préexistants dans la création artistique (4.1.2.). Certaines conséquences de ces changements touchent les trois secteurs à l’étude. Leurs effets sur les métiers graphiques 2D et 3D varient toutefois en fonction des tâches et des processus de production propres à chaque secteur.
Plusieurs professionnelles et professionnels des trois secteurs, ainsi que certains membres du corps enseignant, anticipent que l’intelligence artificielle aura un impact significatif sur l’exercice des métiers graphiques de la création numérique dans les années à venir.
Dans le cadre de cette enquête, le terme « intelligence artificielle » englobe plusieurs procédés informatiques et logiciels qui soutiennent les artistes dans la réalisation de certaines tâches en comblant des manques d’informations à partir de masses de données. Les participantes et participants à l’enquête identifient notamment l’apprentissage automatique – où des algorithmes apprennent à générer du nouveau contenu à partir d’une grande quantité d’images semblables (voir Mathys et al. 2019, 9; McLaughlin et Quan 2019, 5) – et les réseaux neuronaux artificiels de l’apprentissage profond (voir McLaughlin et Quan 2019, 5) comme étant des techniques pouvant améliorer les processus de travail. Certaines de ces transformations touchent l’ensemble des secteurs (4.1.1.1.), mais leurs impacts sont ressentis différemment en fonction des particularités des tâches à effectuer en effets visuels et animation (4.1.1.2.), en jeu vidéo (4.1.1.3.) ou dans les expériences numériques immersives (4.1.1.4.).
Selon la majorité des professionnelles et professionnels des trois secteurs, la contribution principale de l’intelligence artificielle à l’exercice des métiers graphiques se situe dans l’automatisation de tâches manuelles et répétitives (voir les sections 4.1.1.2. à 4.1.1.4. pour plus de détails sur les fonctions automatisées dans chacun des secteurs). Certains professionnels et professeurs disent que cette automatisation passera principalement par des extensions (plug-ins) intégrées directement dans les logiciels procéduraux de plus en plus utilisés en jeu vidéo et en effets visuels (voir la section 4.3.1.).
Quelques intervenantes et intervenants au sein de l’industrie et quelques enseignantes et enseignants associent l’automatisation par l’intelligence artificielle avec une accélération du rythme de travail. Il s’agit d’une promesse qu’on retrouve également dans la documentation consultée. Par exemple, des outils assurant la conversion ascendante (upscaling) ou la réduction de bruit dans l’image (denoising) (Foundry 2020; Pennington 2019) ou encore la génération automatique de certains procédés artistiques particulièrement chronophages (Lockyer 2021) devraient permettre aux artistes d’effectuer un travail de qualité plus rapidement.
Certains experts et expertes des trois secteurs expriment toutefois un avis contraire: puisque les artistes doivent prendre le temps de nettoyer l’information créée par l’intelligence artificielle afin d’en assurer la qualité artistique et technique, on ne perçoit pas d’accélération notable de leur travail pour l’instant.
Enfin, bien que l’intelligence artificielle soit identifiée comme un changement technologique important pour les trois secteurs de la création numérique, un certain nombre de professionnelles et professionnels affirment que ses impacts sur les métiers graphiques ne se feront pas sentir d’ici les cinq prochaines années ou qu’il est simplement trop tôt pour le savoir, un avis partagé par plusieurs enseignantes et enseignants de cégep et de premier cycle universitaire.
Illustration: Cyril DoisneauSelon les dires des professionnelles et professionnels et des enseignantes et enseignants interrogés dans le cadre de cette enquête, la rotoscopie, le suivi de mouvement (tracking) et la création d’armatures (rigging) sont les fonctions les plus susceptibles d’être automatisées par l’intelligence artificielle dans le secteur des effets visuels et de l’animation (à ce sujet, voir Foundry 2020; Prabu 2020; Anderson 2019; Pennington 2019). Quelques répondants ont aussi mentionné la simulation de foule (crowd), la simulation de vêtements (cloth), la suppression du fond vert (keying), la modélisation, la création de textures, l’ancrage cinématographique (matchmove), l’éclairage et le rendu comme des domaines pouvant être transformés par ces technologies.
Certains professionnels du secteur pensent que l’intelligence artificielle pourrait éventuellement simplifier certaines tâches liées à la composition d’image (compositing), notamment en automatisant la création de masques ou en détectant des bordures avec plus de précision. D’autres considèrent toutefois que le niveau de qualité et d’originalité exigé pour le travail de composition nécessite un apport créatif trop important pour être complètement automatisé.
Quelques experts ont aussi précisé que l’automatisation est appropriée pour des routines relativement simples, mais que certaines tâches plus complexes nécessitent un savoir-faire et une expérience ne pouvant être reproduits par l’intelligence artificielle. En suivi de mouvement (tracking), par exemple, la machine n’est pas encore capable de détecter des mouvements superflus qui ne doivent pas être pris en compte, comme l’ondulation d’un fond vert (green screen). Un professionnel du secteur s’est aussi prononcé sur les résultats obtenus avec des plateformes permettant de générer automatiquement des animations 3D :
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Certains experts et expertes du secteur sont d’avis que les artistes doivent développer des compétences techniques pour travailler avec l’intelligence artificielle, ce qui complexifie leur travail. La documentation suggère d’ailleurs que le défi technique important que présente la transition vers ces outils est un facteur qui ralentit considérablement leur intégration dans les processus de production des entreprises du secteur : les artistes doivent bien comprendre comment fonctionnent les outils afin de pouvoir prévoir, contrôler et ajuster les résultats de leur création (Anderson 2019).
Le temps nécessaire pour entraîner l’algorithme est un autre facteur qui freine l’adoption de ces technologies, selon les interlocutrices et interlocuteurs du panel d’ouverture du Symposium VFX-IA organisé par le BCTQ en avril dernier (Roble et al. 2021. Pour plus de détails sur le processus d’entraînement des algorithmes, voir Bureau du cinéma et de la télévision du Québec, à paraître, 20). Certains professionnels et professionnelles interrogés dans le cadre de cette enquête disent d’ailleurs que les délais de production, souvent très courts, empêchent les entreprises d’ici de prendre le temps de développer ou d’utiliser ces nouveaux outils. On pense toutefois que lorsque cette transition aura lieu, elle touchera d’abord les développeuses et développeurs et les artistes séniors, avant d’affecter le travail des artistes juniors.
Dans le secteur du jeu vidéo, on rapporte notamment que l’intelligence artificielle permet une certaine accélération du processus de création à travers la génération de contenu qui peut ensuite être retravaillé par les artistes. On craint toutefois que cette automatisation artistique, bien qu’elle permette de créer une plus grande quantité d'éléments de jeu, contribue à réduire l’importance accordée à la qualité du produit final. Comme l’a souligné un ingénieur chargé de développer des outils d’apprentissage automatique pour Gearbox Software lors de la Semaine numériQC (9 au 16 avril 2021), une trop grande automatisation dans la création de contenu artistique limite le développement stylistique des images, en plus de dévaluer le travail des artistes. Les outils de l’intelligence artificielle devraient donc servir à accélérer les processus, et non à les automatiser complètement (Lockyer 2021).
Certains participants et participantes soulignent également la contribution de l’intelligence artificielle dans les tâches d’animation de personnages. La sélection par recherche de mouvement (motion matching), par exemple, permet d’amalgamer plusieurs extraits d’animation obtenus par capture de mouvement afin de répondre à des exigences précises de mouvement et de posture dans le jeu, réduisant ainsi le besoin pour des tâches manuelles liées à la synchronisation et à la transition entre les différents états du personnage (voir Ubisoft La Forge 2020). Un expert en animation interrogé pour cette enquête discute de son expérience avec cette technique et envisage ses impacts éventuels sur les métiers d’animatrices et animateurs :
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À l’instar des professionnelles et professionnels du secteur des effets visuels et de l’animation, certains experts en expériences numériques immersives envisagent une disparition potentielle de certains métiers plus techniques au profit de l’intelligence artificielle, notamment, la rotoscopie, la modélisation, le surfaçage de textures (texturing), le suivi de mouvement (tracking) et la composition (compositing). Si certains enseignants et enseignantes partagent cet avis, d’autres font preuve de plus de nuance dans leurs propos et affirment que peu importe le secteur, les métiers vont forcément changer, mais ne disparaîtront pas pour autant.
Malgré cette anticipation, un bon nombre de répondantes et répondants disent qu’il est encore trop tôt pour compter sur les outils liés à l’intelligence artificielle dans leur domaine. Certains ne comprennent pas encore tout à fait de quelle manière ces outils peuvent contribuer aux processus de création :
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D’autres répondantes et répondants disent que les outils ne sont pas encore suffisamment accessibles, ou qu’ils ne sont pas adaptés à leurs besoins. De manière générale, les données de l’enquête font écho aux résultats du Portrait de l'industrie et retombées économiques des secteurs, publié récemment par Xn Québec. On y rapporte que seulement une minorité des entreprises en création numérique utilisent les technologies de l’intelligence artificielle (Xn Québec et Habo 2021, 23).
Comme l’ont souligné les intervenantes et intervenants de la conférence d’ouverture du Symposium VFX/IA, travailler avec des outils d’intelligence artificielle comme l’apprentissage automatique exige que les artistes développent de nouvelles compétences : au lieu de construire et de modeler des objets, ils doivent être en mesure d’avoir une bonne vue d’ensemble des données à leur disposition et de la manière de les exploiter afin de réaliser leurs tâches créatives et apporter des changements dans les résultats (Roble et al. 2021)[^1]. Chez les enseignantes et enseignants interrogés pour cette enquête, on juge d'ailleurs que la création avec l’intelligence artificielle relève davantage de la direction artistique que de la production manuelle, parce que les artistes sont appelés à faire des choix parmi certaines possibilités offertes par la machine.
Malgré ce changement dans la nature du travail, plusieurs professionnelles et professionnels des trois secteurs insistent sur l’importance des compétences artistiques. On s’attend à ce que l’intelligence artificielle améliore les processus créatifs en prenant en charge certaines tâches répétitives, mais la plus grande part du travail de création nécessite une intervention et une sensibilité humaine, et repose sur un œil artistique bien aiguisé. Comme le souligne un expert du secteur des effets visuels : « c'est sûr que ça va toujours rester, la performance artistique; [on ne] fait pas un Pixar avec de l'intelligence artificielle » (voir aussi Foundry 2020; Mathys et al. 2019, 9; Pennington 2019).
Comme mentionné plus haut, l’intégration de l’intelligence artificielle dans les processus de production présente un défi technique, et certains experts interrogés pour cette enquête pensent que les artistes devraient posséder une compréhension de base du fonctionnement de ces technologies. Comme l’explique un expert du secteur des expériences numériques immersives, les artistes ont un rôle à jouer dans le choix et le développement des outils utilisés :
[^1]: Les résultats des consultations menées par le BCTQ à la suite du symposium laissent toutefois planer une certaine incertitude sur les compétences que les artistes doivent développer face à l’intelligence artificielle : « Lors des consultations, les studios développant déjà leurs propres solutions d’IA à l’interne ont indiqué qu’il n’était pour le moment pas possible de déterminer exactement de quelle manière le quotidien des artistes pourrait être impacté à long terme et quelles compétences précises devraient leur être enseignées pour permettre leur adaptation. Cependant, tous se sont accordés sur le fait qu’ils anticipent une évolution des outils et donc une adaptation des pratiques des artistes, plutôt qu’une révolution complète du pipeline et de ses processus » (Bureau du cinéma et de la télévision du Québec, à paraître, 38).
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Dans ce contexte, la capacité d’échanger avec d’autres métiers est aussi importante que les compétences artistiques et techniques.
Quelques participantes et participants à l’enquête soulignent une utilisation de plus en plus importante de captures et d’éléments préexistants dans la création numérique. Autant chez les enseignantes et enseignants que chez les intervenantes et intervenants de l’industrie, la photogrammétrie (4.1.2.1.), la numérisation (scans) (4.1.2.2.), les banques d’objets (4.1.2.3.) et la capture de mouvement (4.1.2.4.) sont associés à une certaine baisse de l’aspect artisanal du travail des artistes au profit d’une utilisation plus technique des outils.
Illustration: Cyril DoisneauLa photogrammétrie permet de reconstruire un modèle en trois dimensions d’un objet ou environnement réel à partir de photographies prises de différents points de vue (voir Audureau 2019; Valente 2018). Cette technique a par exemple été utilisée pour construire plusieurs villes du monde pour le jeu Flight Simulator 2020 de Microsoft (voir Gwertzman 2020).
Dans le secteur du jeu vidéo, on souligne notamment que le temps requis pour la capture et le traitement des photographies allonge le processus de création, et que les artistes doivent travailler avec des textures de plus grande dimension afin de parvenir à un résultat satisfaisant.
En effets visuels, on note que la photogrammétrie rend le travail moins artistique et plus technique, puisqu’on tente de reproduire des éléments au lieu d’imaginer un produit original.
Illustration: Cyril DoisneauDes répondantes et répondants des secteurs du jeu vidéo et des expériences numériques immersives observent un changement dans les métiers de la modélisation: on numérise de plus en plus les objets au lieu de les modéliser.
Dans le domaine de l’expérientiel, l’utilisation des numériseurs (scanners), en combinaison avec des moteurs de jeux, permet notamment de créer des expériences de réalité mixte (voir Marchand et al. 2021. Voir la section 4.4.1. pour plus de détails sur la réalité mixte). Nos répondantes et répondants notent d’ailleurs une accessibilité grandissante des technologies de numérisation dans le secteur, grâce notamment à leur intégration dans les téléphones intelligents. On rappelle toutefois que les compétences artistiques demeurent importantes. En effet, les artistes doivent disposer d’un œil artistique développé afin de bien assembler les objets numérisés et les objets modélisés dans une image.
Afin de réaliser leurs créations, les artistes comptent de plus en plus sur des modèles 3D, images et vidéos disponibles dans les banques d’objets en ligne ou à même les moteurs de jeux comme Unreal. D’abord utilisés dans le secteur du jeu vidéo, ces objets préexistants sont maintenant plus facilement accessibles pour la création de décors de cinéma ou de télévision (voir Ashton et al. 2021, 81).
Certains participants et participantes à l’enquête pensent que cette pratique pourrait mener à une diminution du besoin de main-d'œuvre dans les métiers graphiques. Chez les experts en effets visuels et en expériences immersives, on anticipe par exemple une décroissance des besoins en texturisation au sein des entreprises. Certains enseignants craignent aussi que ce changement n’affecte particulièrement les finissantes et finissants des programmes de formation collégiale et universitaire :
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Illustration: Cyril DoisneauQuelques répondantes et répondants des trois secteurs de l’industrie et du corps enseignant observent une augmentation de l'utilisation de la capture de mouvement dans les processus de production, ce qui influence les métiers de l’animation.
En jeu vidéo, on note qu’en comparaison avec les techniques d’animation image par image, le travail avec la capture de mouvement est moins créatif, consistant surtout de travaux manuels, de montage et d’animation de posture. À ce sujet, un professionnel du secteur note que « les animateurs maintenant, pour la plupart, sont des intégrateurs de motion capture ».
Dans le secteur des effets visuels et de l’animation, on précise que dans les cas où on utilise la capture de mouvement, elle ne change pas énormément le travail des animatrices et animateurs. Ces derniers doivent toujours animer certains mouvements spécifiques des mains ou des articulations, par exemple afin d’adapter l’animation lors d’un changement dans l’état du personnage ou du décor.
Quelques experts et professeurs soulignent que certains styles d’animation ou créatures fantastiques ne peuvent simplement pas être reproduits par la capture de mouvement. Comme le fait remarquer un enseignant du programme DEC en Animation 3D et synthèse d’images :
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La capture de mouvement est associée à une augmentation de la quantité d’animation et à un plus grand volume de travail pour les animatrices et animateurs, une préoccupation que partagent quelques professionnelles et professionnels interrogés pour cette enquête.